Yusuf/Cat Stevens a passé près de 10 ans à concevoir son nouvel album

S’il a rejeté les formes canoniques de la littérature – romans, essais… –, pour développer une œuvre désormais nobélisée, le Zim n’en est pas moins un grand lecteur de classiques. De Shakespeare à Rimbaud, ils ont accompagné toute sa carrière
Bob Dylan, Prix Nobel de littérature 2016 ? N’en déplaise aux grincheux, cette prestigieuse distinction est de quoi se réjouir à plusieurs égards. Tout d’abord, cela prouve que Dylan est toujours en mouvement, et sans qu’il ait fomenté quoi que ce soit, qu’il a encore la capacité, en son propre nom, de diviser, ce que nous nommerons schématiquement d’une part les puristes et d’autre part l’autre, progressiste. Cela n’est pas sans rappeler son passage à l’électrique sous les huées en 1965. Toujours imprévisible, il brillait aussi par son absence le jour sacro-saint de la remise des prix, représenté à Stockholm par Patti Smith. Comment aurait-il pu en être autrement ? Vous ne vous sentez pas digne de la distinction ? Vous ne vouliez pas affronter le cirque médiatique ?
A-t-il délibérément snobé les membres de l’Académie ? Difficile à dire… une chose est sûre, Dylan a souvent été désiré ! On l’espérait en vain en 1969 au festival de Woodstockqui avait pourtant été initié en son honneur, nous avons attendu près de cinquante ans avant de pouvoir écouter « officiellement » bandes de base et on désespère de lire un jour la suite prévue de son deuxième livre paru en 2004, probablement le meilleur livre jamais (vraiment) écrit par une grande figure de la pop culture. Enfin, ce prix remet à l’heure quelques horloges historiques, n’en déplaise une fois de plus à ces soi-disant parangons de belles lettres, mécontents qu’un vulgaire barde se distingue ainsi par la récompense la plus convoitée de leur maigre landernau.
Qu’ils se souviennent ou qu’ils découvrent : avant Gutenberg, la poésie était un art populaire de société, dont le chant était le plus ancien véhicule. Cette littérature orale, transmise de génération en génération, racontait les guerres et les romans, les hommes et leur histoire, les dieux et leurs épopées à l’image de L’Odyssée, le poème chanté le plus célèbre de la mythologie grecque qui a par la suite inspiré tant d’opéra, de théâtre, de littérature écrite et de cinéma. Les œuvres de William, Blake et Shakespeare, ne sont-ils pas pleins de chants, récités ou mis en musique ? Les poèmes de Bertolt Brecht n’étaient-ils pas faits pour être chantés ? Les temps changent, selon Dylan, et il s’agit avant tout de faire des comparaisons – même si ces auteurs ont aussi suscité de nombreuses polémiques de leur vivant – mais de reconnaître au Zim une profondeur littéraire unique dans la musique populaire, d’avoir apporté des éléments poétiques l’art dans la rue et, selon le comité Nobel, «créé de nouvelles expressions poétiques dans la grande tradition de la chanson américaine”. Si Rimbaud vivait aujourd’hui, il y a fort à parier que l’homme à la plante du vent jouerait de la guitare électrique !
Nobel de Littérature ou pas, la stature de poète dylan a toujours divisé, depuis les années 1960. Quand certains l’ont consacré «Homer en jean» Ou »Tennessee Williams de la chanson», d’autres l’ont défini comme un simple interprète de variétés lettré et habile ou un véritable imposteur, comme l’a laissé entendre Norman Mailer : «Si Dylan est un poète, alors je suis un basketteur»… Le chanteur, lui, entretenait le doute : «J’aimerais dire que je suis un poète, mais à cause de tous les pleurnichards qui disent qu’ils sont un poète, je ne peux pas.” Pourtant, il s’est toujours imaginé en artiste, lui qui dès l’âge de 12 ans s’enfermait dans sa chambre pendant des heures pour dessiner des scènes de Misérables de Victor Hugo ou d’écrire d’innombrables rimes qui deviendront bientôt des paroles de chansons. Quelques années plus tard, ses lectures d’adolescent lui fourniront non seulement une évasion de la triste ville minière de Hibbing, Minnesota, mais façonneront également sa conscience et ses futurs thèmes de prédilection. C’est ainsi qu’un professeur d’anglais lui communiqua sa passion pour William Shakespeare («Shakespeare me branche. Une folie délirante et un cerveau d’amphétamine cosmique”) et que la lecture du Les raisins de la colère de John Steinbeck à l’âge de 17 ans suscitera en lui une sympathie sans faille pour les Okies de la Grande Dépression.
A propos de ce vivier littéraire, Dylan est peu éloquent, brouille les pistes, entretient la même duplicité que lorsqu’il embobinait les journalistes en fantasmant sur une enfance orpheline et malheureuse. Il faudra donc plus de quarante ans pour confirmer, en Chroniques, qu’il s’est bien inspiré de l’auteur gallois Dylan Thomas (1914-1953), pour trouver son nom de scène, qu’il avait toujours nié auparavant. Dave Van Ronk, un de ses proches à l’époque Greenwich village, à qui il avait affirmé ne rien comprendre aux symbolistes français, découvrirait dans la bibliothèque des pauvres ignorants une anthologie des poètes français de Nerval à nos jours, qui présentait des pages écornées, des passages soulignés et des notes en marge ! Si tous ces auteurs ont bien sûr nourri l’art poétique de Dylan, lui ont permis de trouver sa propre voie, deux monstres sacrés croisés au bon moment vont considérablement orienter sa plume, chansons de protestation demandeurs aux envolées poétiques.
New York, janvier 1961 : Woody Guthrie, atteint de la maladie de Huntington (il en mourut en 1967), fut hospitalisé. Un jeune homme maigre aux cheveux bruns bouclés qui vient de quitter l’université de Minneapolis rend visite à son idole. Dylan a découvert le répertoire du vieux clochard et l’a dévoré en une seule journée Sur le chemin de la gloire, son autobiographie romancée. L’apprenti auteur-compositeur est fasciné par l’histoire de Guthrie, qui décrit la seconde ruée vers l’ouest suite à la Grande Dépression des années 1930, les périlleux voyages en locomotives à vapeur, les rivalités entre clochards, la prohibition qui interdit… Avant tout, Dylan reconnaît Guthrie en tant qu’agitateur social hyperactif, luttant à travers ses chansons contre l’oppression des gens ordinaires et la corruption des forces de l’ordre. Arme pacifique de protestation, sa guitare, sur laquelle est inscrite la phrase «cette machine tue les fascistes», est aussi son gagne-pain, que ce soit dans la rue ou dans le décor crasseux des misérables bidonvilles. L’admirateur débutant – qui visite Guthrie jusqu’à quatre fois par semaine – et le défunt artiste deviennent amis. Ce dernier lui donnera de précieux conseils, qu’il a reçus de Leadbelly en personne et qui ne tomberont pas dans l’oreille d’un sourd : «Pensez simplement au texte. Ne vous souciez pas de la mélodie que vous mettez dessus. J’ai toujours pris un air déjà connu pour le changer ici et là et me l’approprier… Je le fais tout le temps.”
En effet, tout en employant par mimétisme la même syntaxe que Guthrie, Dylan s’est emparé au début de sa carrière de sujets de société controversés et en a fait son tremplin vers la gloire : la menace d’un conflit nucléaire, la guerre du Vietnam, le mouvement des droits civiques , le conformisme ambiant… Dylan est alors le seul à traiter métaphoriquement ces questions de manière à ce qu’elles prennent sens pour les jeunes, devenant malgré lui le chantre de chanson de protestationdont « Blowin’ in the wind », popularisé en 1963 par Peter, Paul & Mary et inspiré d’un air traditionnel chanté par des esclaves noirs (merci pour le conseil, Woody) et « The Times They Are a-Changin », emprunté au traditionnel Ballades écossaises-irlandaises.
Mais dès 1963, un second guide spirituel l’encourage à dépasser la simple chanson folklorique de type journalistique pour s’immerger dans un bouleversement des sens très rimbaudien. Électricité supplémentaire! «Allen Ginsberg est la seule personne que je respecte qui écrit, qui écrit totalement… c’est un poète, il n’a pas à chanter le kaddish, mec, il l’a juste posé», notait Bob Dylan à propos de la figure tutélaire du Beat Génération, figure clé de la contre-culture des années 1960, qui a notamment enseigné les chants indiens aux Byrds. S’entendant comme deux voleurs de foire dès leur première rencontre en 1963, les deux complices sont restés très proches jusqu’à la mort de Ginsberg en 1997. Le visage légendaire du barde beatnik apparaît ainsi au dos de la couverture de Tout ramener à la maison (1965) et dans le célèbre clip d’affiche « Subterranean Homesick Blues », tourné la même année. Ginsberg était ce visionnaire qui, pieds nus et simplement vêtu d’une tunique blanche, apporta à un Dylan convalescent, suite à son accident de moto en 1966, des œuvres d’Emily Dickinson et de Bertolt Brecht.
Mais pour la nouvelle idole des ados, Ginsberg est surtout l’auteur en 1955 de la rhapsodie hallucinée et censurée hurler, qui lui a montré une nouvelle voie à suivre. De moins en moins concrètes et objectives, de plus en plus métaphysiques et surréalistes, ses chansons jonglent désormais avec l’art de l’euphémisme et de l’insinuation, valorisant le singulier pour l’élever au rang d’universel. Dylan évolue vers un existentialisme de rue qui relève moins d’une pensée ordonnée que d’une réaction émotionnelle. Dans les notes de pochette de l’album Désiré (1976), Ginsberg indique que l’artiste a enfin achevé la longue quête de la Beat Generation : la libération et le mariage de la poésie avec la musique. En 1963, « A Hard Rain’s a-Gonna Fall » est une première tentative symboliste inspirée par la crise des missiles de Cuba. Le musicien a recyclé une mélodie tirée du folklore écossais, sur laquelle il a imaginé un dialogue virtuel mère-fils, qui plonge l’auditeur dans les profondeurs d’un univers apocalyptique sapant les fondements mêmes de notre civilisation moderne : «J’ai entendu le bruit d’un tonnerre, il a rugi un avertissement/Entendu le rugissement d’une vague qui pourrait noyer le monde entier”. Un véritable cataclysme musical et culturel quand on sait que seulement deux mois auparavant, le duo Paul & Paula squattait la première place des charts avec leur slow sirupeux « Hey Paula ».
Cette effervescence poético-littéraire trouvera une incarnation intransigeante dans le premier livre officiellement publié par Dylan en 1971, Tarentule, recueil de notes et poèmes écrits en 1965-1966. Ce joyeux bordel surréaliste et halluciné, souvent abstrus, est pourtant traversé de quelques éclairs de génie, comme cette lettre signée « Truman Peyote » où Dylan caricature avec douceur la préciosité mondaine de l’auteur de De sang-froid. Entre délires insensés et aveux intimes déguisés, l’auteur révèle également qu’il a conclu un pacte faustien avec le diable afin de s’évader du Midwest de son enfance, qu’il considère comme une terre de perdition. Cela explique peut-être la volonté de Dylan, engagé dans une « tournée sans fin » depuis 1988, de ne pas s’installer au risque de dépérir, de couper inexorablement la route, Nobel ou pas, comme avant lui Woody Guthrie et un certain Arthur Rimbaud : »Maintenant je suis condamné à errer. »
Denis Rolleau
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