Y a-t-il un lac sous l’Opéra Garnier ?

« Un lac dont les eaux plombées se perdaient au loin, dans l’obscurité. […] Les âmes des morts ne devraient pas ressentir plus d’angoisse à l’approche du Styx. C’est en ces mots que la jeune chanteuse Christine Daaé, l’héroïne de le fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux (1910), décrit les labyrinthes souterrains de l’Opéra Garnier, hanté par le terrible Erik, âme en peine et magicien défiguré.
L’image est séduisante, mais c’est une invention romantique. « Il n’y a pas de lac, juste une réserve d’eau, explique l’historien Jean-Claude Yon, directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE) et auteur de Théâtres parisiens. Un patrimoine du XIXe siècle (Citadelles et Mazenod, 2013). Malheureusement, on ne peut pas naviguer dessus, comme le Fantôme de Gaston Leroux. Cette réserve d’eau est visible via l’application Google Street View.
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Une terre marécageuse
Tout commence lorsque le jeune architecte Charles Garnier (1825-1898), premier Grand Prix de Rome en 1848, remporte en 1861 le concours lancé par Napoléon III pour la construction d’une « Académie impériale de musique et de danse ». L’emplacement du futur Palais est choisi par le préfet Haussmann, qui le destine à être entouré d’immeubles de grande hauteur. Le chantier s’annonce difficile : la surface est un losange asymétrique, le sol instable car les nappes phréatiques y sont profondes.
« Pendant les travaux, nous avons dû pomper pendant des mois, raconte Jean-Claude Yon. Garnier a donc conçu un réservoir pour y stocker l’eau, et un système d’équilibrage de pression a stabilisé les fondations du bâtiment. Dans ce bassin, une série de grandes piles constitue la base même du théâtre. « Stabiliser un édifice aussi lourd sur un terrain aussi marécageux, salue l’historien, relève de l’exploit. Le réservoir n’est pas accessible au commun des mortels : seuls les sapeurs-pompiers de Paris le visitent régulièrement pour leur formation, car il est également destiné à servir de réservoir en cas d’incendie.
Le lac de l’Opéra Garnier : une métaphore littéraire
Mais alors, pourquoi une telle légende autour d’une simple flaque d’eau ? « Le monde des coulisses, des coulisses, fait beaucoup rêver, rappelle Jean-Claude Yon. Mais l’idée des profondeurs, des mystères cachés sous terre, est encore plus excitante. On se souvient du Dernier métro de François Truffaut (1980), où le brillant directeur d’une troupe de théâtre, Lucas Steiner, un juif allemand en cavale, vit caché dans les caves du théâtre de Montmartre. Mais ajoutez la métaphore aquatique en prime, et l’image devient une aubaine pour les romanciers. Dans Le fantôme de l’OpéraGaston Leroux lui-même compare le lac du Palais Garnier au Styx.
« Orphée descendu aux enfers, qui doit traverser la rivière souterraine pour aller chercher son épouse bien-aimée Eurydice, est la métaphore par excellence de l’inspiration artistique, poursuit l’historien. C’est l’idée, reprise par Gaston Leroux, d’un voyage initiatique que l’on effectue sous terre pour revenir aux sources de la création. Le roman est devenu tellement iconique que son destin est à jamais lié à celui de l’Opéra. « A jamais, le lac du Palais Garnier appartient à Gaston Leroux, au Fantôme de l’Opéra.
Les voix de l’opéra
Il reste un grain de vérité au cœur de la légende. En 1907, trois ans avant la parution du roman de Leroux, la Compagnie française de Gramophone lance une campagne publicitaire sans précédent. Elle enregistre une série de « gramophones », 24 disques en résine où sont « empreintes » les choix des plus grands chanteurs du moment. Les gramophones sont scellés dans deux urnes hermétiques, données aux Archives de l’Opéra de Paris et enterrées sous le Palais, avec la promesse que les boîtes ne seraient ouvertes que 100 ans plus tard. Promesse tenue, les urnes sont sorties de leur caveau en 2008, les disques restaurés.
« On a alors pu entendre surgir ces voix du passé, s’émerveille Jean-Claude Yon. Ce sont les vrais fantômes de l’Opéra. Tout le génie vocal, quintessence du talent musical d’une époque, enfermé dans ces urnes, avait dormi pendant un siècle sous le Palais Garnier, pour ainsi dire dans la pénombre de son lac souterrain imaginaire.
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