un universitaire revendique les droits d’auteur d’une adaptation de « Tartuffe » à la Comédie-Française

L’affaire risque de faire du bruit dans le milieu du spectacle vivant. Selon les informations de l’enquête Cellule de Radio France, Georges Forestier, l’un des plus grands spécialistes de Molière en France, attaque en justice la Comédie-Française, que les habitués appellent « la Maison de Molière ». Depuis plus de trois siècles, l’institution de la place Colette à Paris perpétue l’œuvre et l’héritage du dramaturge. Georges Forestier assigne la Comédie-Française pour « violation de ses droits d’auteur ». Au cœur de la bataille judiciaire qui s’annonce, la pièce Tartuffe ou l’hypocrite, joué par la troupe française en cette année Molière, pour célébrer comme il se doit le 400e anniversaire de sa naissance. Cette pièce, Georges Forestier pense en être l’auteur-adaptateur et revendique donc le droit d’auteur.
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Réalisé par le célèbre réalisateur belge Ivo Van Hove, avec Dominique Blanc, Denis Podalydès et Marina Hands dans les rôles principaux, Tartuffe ou l’hypocrite fut un succès critique et populaire. Elle affiche 40 guichets complets et entame une tournée européenne en 2022. La pièce affiche également complet dans les cinémas Pathé qui la diffusent dans le cadre d’un partenariat avec la Comédie-Française. Un certain engouement donc.
je dois dire que Tartuffe ou l’hypocrite a l’attrait de la nouveauté puisqu’il s’agit d’une version inédite du Tartuffe par Molière. Une version censurée par Louis XIV en 1664 car il la jugeait trop critique envers la religion catholique. Pour faire passer la pilule au souverain, Molière avait dilué sa pièce, la faisant passer de trois à cinq actes : un texte allongé où le côté « satire des dévots » disparaissait quelque peu. Et c’est cette version « édulcorée » que nous connaissons tous, que nous lisons à l’école.
En 2011, Georges Forestier se lance à la recherche de la version originale de Tartuffe. Problème : le manuscrit n’existe plus. Qu’à cela ne tienne, le professeur de littérature, spécialiste de l’histoire du théâtre qui a consacré une biographie de référence au dramaturge (MolièreGallimard, 2018) et réalisé l’édition intégrale de ses œuvres dans la collection La Pléiade (2010), lui redonnera vie.
« Il n’y a qu’une seule pièce publiée par Molière qui s’appelle Tartuffe ou l’imposteurqui est une pièce en cinq actesexplique Georges Forestier. On savait que la pièce qui avait été interdite par Louis XIV était en trois actes. J’ai donc commencé par la version en cinq actes, dans laquelle j’ai coupé l’acte II et l’acte V. » Ce faisant, Georges Forestier supprime deux personnages, ceux de Valère et Mariane : « J’ai réécrit des couplets parce que quand on enlève des personnages, il y a évidemment des vers qui restent dans le plan et il faut les transférer sur d’autres personnages. Les quatre vers de conclusion, je les ai inventés en m’inspirant de Molière. »
Par ce travail de réécriture et de mise en forme, le Tartuffe redevient la satire religieuse qui avait déplu à Louis XIV. « C’est plus percutantcroit Georges Forestier. La puissance de Molière brille dans cette version compacte. » C’est aussi l’avis de la Comédie-Française, qui décide de programmer cette pièce, dont il existe désormais une version écrite, publiée en 2021 aux éditions Portaparole.
A quel statut Georges Forestier peut-il prétendre ? Ce sera tout l’enjeu du contentieux judiciaire qui s’ouvre. Georges Forestier se considère « l’auteur-adaptateur » de Tartuffe ou l’hypocritee. De son côté, la Comédie-Française, qui ne souhaite pas s’exprimer publiquement dans cette affaire, considère via son avocat que Georges Forestier « n’est pas l’auteur de Tartuffe ou l’hypocrite« et qu’il a juste « restitué comme académique le texte original de Molière ». « C’est fauxréagit Georges Forestier, J’ai créé cette pièce avec Molière, puisque c’est essentiellement le texte de Molière qu’il s’agit, mais j’ai créé un nouvel objet qui n’existait pas jusqu’à présent. » A ce titre, il demande à percevoir des redevances pour les représentations de la pièce à la Comédie-Française.
« Il n’y a absolument aucune formalisation légale, aucun contrat qui autorise la Comédie-Française à représenter le Tartuffe par Georges Forestierdénonce maître Jean-Paul Carminati, l’avocat de l’historien. Nous aurions le droit d’interdire purement et simplement les représentations, mais nous souhaitons tout de même que la pièce de Georges Forestier soit diffusée. » L’avocat ironise : « Ce serait un peu beaucoup de café d’interdire le Tartuffe. Ce serait la suprême tartufferie. Nous tolérons donc cette situation, mais nous sommes allés en justice pour la régulariser et faire reconnaître à Georges Forestier sa qualité d’adaptateur du Tartuffe original en trois actes, de celui en cinq actes. »
la « malentendu » pourrait provenir d’un échange de mails datant de début 2021. Dans un message adressé au directeur de la production de la Comédie-Française, Georges Forestier écrit qu’il permet à la Comédie-Française de présenter « gracieusement » sa pièce pour l’ouverture de l’année Molière [voir mail ci-dessous]. Le directeur de fabrication « Merci » et explique qu’il va « se rapprocher de la SACD [Société des auteurs compositeurs dramatiques] pour explorer les différentes possibilités.. Georges Forestier prend soin de préciser « il sera grand temps, si mon Tartuffe est réclamé à coups de klaxons et de cris dans le monde entier, de revoir mes prétentions à la hausse ».
« Cet échange de mails n’a aucune valeur légale »déclare aujourd’hui Jean-Paul Carminati. « Les autorisations de droits d’auteur ne sont valables que si elles sont précises en termes de date, de lieu, de portée et de conditions financières », il explique. Avant de préciser : « Georges Forestier, en tant que membre de la SACD, ne peut en aucun cas renoncer à ses droits, normalement perçus par la SACD à chaque représentation. » Hubert Tilliet, directeur des affaires juridiques de la SACD, précise, sans prendre parti dans ce cas particulier, les éléments dont il ne connaît pas : « Nous pouvons transférer complètement les droits d’auteur. Ceci est prévu dans le code de la propriété intellectuelle. Mais cela doit se faire dans le cadre d’un contrat ou d’un acte précis. S’il existe une autorisation gratuite de représentation d’une pièce, le nombre de représentations, la durée de cette autorisation et son étendue géographique doivent être indiqués. Ce qui n’était pas le cas en l’espèce.
Les deux partis ont-ils fait preuve de légèreté avant la présentation de l’une des pièces les plus attendues de ces dernières années ? C’est maintenant au juge de trancher leur litige. Attendre, Tartuffe ou l’hypocrite, qui bénéficie de très bonnes critiques, affiche complet pour ses prochaines dates prévues début 2023 à la Comédie-Française. Quoi qu’il arrive dans les coulisses, le spectacle continue.
Grb2