« Un mur pour annexer définitivement les blocs de colonies »

Ancien chef du service international de la Nouvel observateur, René Backmann a couvert le Proche et le Moyen-Orient pendant des années. En 2006, il publie une première édition de Un mur en Palestine (Gallimard), résultat d’une enquête minutieuse sur le terrain tant du côté israélien que palestinien, interrogeant de nombreux dirigeants. Il actualisera cet ouvrage en 2009. Son livre est une référence. La construction, déclarée illégale par la Cour internationale de justice, devrait couvrir à terme 712 kilomètres de territoire, soit deux fois la longueur de la Ligne verte, c’est-à-dire la ligne d’armistice de 1949. En 2018, elle englobait 65 colonies de Cisjordanie. Une annexion de fait.
La construction du mur a commencé en 2002, mais le projet était dans les tiroirs israéliens depuis longtemps.
En effet. Au printemps 1995, après un attentat à Tel-Aviv, Yitzhak Rabin, alors Premier ministre, se dit qu’il fallait trouver quelque chose pour se protéger, pour empêcher les « terroristes » de passer des territoires palestiniens occupés à la Banque de l’Ouest. en Israël. Les Israéliens parlaient lors d’un « obstacle permanent ». Ils ont commencé à réfléchir à ce projet, puis Rabin a été assassiné (en novembre 1995, par un juif extrémiste – NDLR). Un projet repris par Ehud Barak, qui l’avait « amélioré », puis par Ariel Sharon, quand ce dernier est revenu au pouvoir en mars 2001. Mais avec lui, ça s’est compliqué. Sharon a conçu Israël comme s’étendant d’ouest en est, de la Méditerranée au Jourdain. Lorsqu’on lui a présenté ce projet de mur, il l’a d’abord approuvé. Après réflexion, il s’y est opposé car il cautionnerait l’idée d’une frontière entre les Palestiniens et les Israéliens. Et en plus une frontière qui passerait par Israël telle qu’il la concevait !
L’architecte de ce mur, le colonel Dany Tirza, qui attendait l’ordre de commencer la construction, était gêné. Il avait un complot prêt. Il s’est alors tourné vers le Likoud (parti de Sharon – ndlr) et Avi Dichter, alors chef du Shin Bet (les services de renseignement intérieur israéliens – ndlr), qui vivait dans le Néguev, non loin d’Ariel Sharon. Dichter avait bien compris que le mur était un instrument indispensable pour s’emparer des territoires palestiniens. Il a réussi à convaincre Sharon. Il a notamment exprimé l’idée qu’à l’avenir, Israël serait contraint à de nouvelles négociations avec les Palestiniens. Or, selon lui, si les discussions ont lieu sur des frontières qui n’existent pas, les Palestiniens pourront récupérer plus de territoire. Si Israël établit déjà des frontières physiques, il sera plus difficile de faire reculer ses occupations. Sharon devient alors une fervente partisane de la frontière physique, qui est celle du mur.
Il y a tout juste vingt ans, un débat assez sérieux éclatait entre militaires et politiques lors de la pose de la première pierre. Le ministre de la Défense Binyamin Ben-Eliezer, ancien général travailliste, a déclaré que le tracé sera d’environ 330 kilomètres, comme la Ligne verte, lorsqu’il sera présenté aux journalistes. Les soldats le regardent, abasourdis. Ils n’avaient pas les mêmes cartes. Pour eux, le mur était beaucoup plus long et, surtout, l’aménagement n’y était pour rien. La véritable route – qui ressemble presque à celle que vous pouvez voir aujourd’hui – a contourné par l’ouest, pour ainsi dire, tous les grands blocs de colonies et les a agglomérés en territoire israélien. Le parcours de Dany Tirza, en réalité, visait à les annexer définitivement. Cela a été fait en grande partie sans en parler à personne. Tous les gouvernements israéliens, travaillistes ou Likoud, l’ont approuvé.
Les Israéliens n’ont-ils pas parlé de « barrière de sécurité » ?
En fait, il y a le mur et la barrière. Ce n’est pas tout à fait la même chose, même si le résultat reste le même. La barrière ne s’avère pas aussi étanche que les Israéliens le prétendaient initialement. Ils n’ont parlé que d’une barrière de sécurité et personne n’est passé. Premièrement, les Palestiniens ont bien sûr trouvé un moyen de le traverser. Ensuite, les patrons des grandes entreprises israéliennes qui utilisaient la main-d’œuvre palestinienne étaient furieux parce que le mur leur empêchait de passer. Ils ont donc convenu à certains endroits avec les militaires soit de laisser de petits passages que les travailleurs palestiniens pourraient utiliser, soit de creuser un tunnel sous la clôture !
La barrière constitue l’essentiel de la séparation. Il absorbe beaucoup plus de territoire que le mur. La barrière est une sorte de clôture posée sur un muret, ponctuée de poteaux sur lesquels sont fixés des systèmes de détection électronique. Tout est construit en territoire palestinien, je vous le rappelle. Du côté israélien, il y a une piste qui permet à l’armée de patrouiller. Et côté palestinien, c’est carrément une piste de détection en terre battue, une autre à l’usage de l’armée et, au-delà, une zone d’interdiction de passage des véhicules. Et puis, un fossé précédé de barbelés. L’ensemble fait près de 150 mètres de large et 700 kilomètres de long, du nord au sud. Les Israéliens construisent également des murs qui leur permettent de protéger certains endroits d’éventuels tirs palestiniens. Mais la superficie des terres volées aux Palestiniens est énorme.
Quoi qu’il en soit, tout le monde reconnaît que le mur ne sert pas à se protéger mais à annexer des territoires. Et pas n’importe lesquelles puisque ce sont des zones aquifères, mais aussi des colonies et leurs réserves foncières qui font parfois le double de la superficie ! Ils ont volé les territoires et ceux qui se trouvent dans les boucles du mur sont définitivement annexés à Israël. Les routes sont totalement séparées et sans aucune négociation. Ils ont totalement réussi.
Comment les Israéliens ont-ils perçu la construction du mur ? Ont-ils avalé le serpent d’un mur qui allait les protéger ?
Beaucoup d’Israéliens savaient de quoi il s’agissait. Certains croyaient à la protection. Les colons ont dit que cela empêcherait les Palestiniens de se déplacer, c’était donc une bonne solution. À mon avis, la plupart des Israéliens ne pensaient pas vraiment que cela allait les protéger. Ils pensaient que c’était une façon de se séparer en paix. Le problème palestinien apparaissait de plus en plus lointain et sans intérêt. Bien sûr, il y avait aussi des personnalités qui pensaient autrement. Par exemple, le regretté historien Zeev Sternhell considérait le mur comme une imbécillité.
Aujourd’hui, vingt ans plus tard, le mur porte le nom de quoi ?
C’est le nom de la séparation, le nom de l’obstacle qui existe entre les Palestiniens et les Israéliens. C’est un obstacle au passage, au regard (on ne se voit plus), à la communication, à la compréhension. C’est un obstacle à tout. Il n’y a plus de rencontres ou de moins en moins et de plus en plus compliquées. Du côté palestinien, cela provoque la haine, la fureur et le désir de vengeance. Par contre, Israélien, c’est plutôt l’indifférence.
En 2021, les Palestiniens de Cisjordanie, des camps de réfugiés, mais aussi de Gaza et d’Israël se sont retrouvés dans leur révolte. Ont-ils réussi à franchir le mur ?
La colère les a poussés à un tel geste. Le mur n’a plus l’importance qu’il avait autrefois. Tous deux partageaient leur révolte. Pas tant matériellement, mais politiquement et psychologiquement. Ils ont commencé cette bataille en même temps, partout, pour montrer qu’il n’y avait qu’un seul territoire : la Palestine mandataire. Et s’il fallait discuter, c’est de ce territoire, pas de celui que les Israéliens avaient décidé de créer. L’idée de mettre un obstacle physique devant les gens est absurde.
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