Tunis (Tunisie), envoyé spécial.
Bienvenue à Ettadhamen ! Le quartier le plus populaire de Tunis, et même d’Afrique, dit-on, peuplé de près de 800 000 habitants, vaste lieu de misère et de délinquance dans un environnement des plus délabrés, s’anime à la fraîche. Sur les trottoirs transformés en terrasse, il y a des tables et des tables. Les clients boivent des cafés frais et fument beaucoup. C’est la cigarette de la rage, celle de Samir, 36 ans, aux joues creuses et au visage bronzé. Le mot « chômage » dans une question fait l’effet d’un pétard qui enflamme la conversation. Samir parle sans hésitation avec un flow impressionnant. Il s’étouffe tellement qu’il a des choses à dire. « Ici, personne ne travaille, nous sommes tous au chômage, vous pouvez faire le tour. Nous nous réunissons le matin pour nous plaindre de notre sort. Ça fait du bien de partager. Mais surtout, on échange des astuces pour s’en sortir, pour nourrir nos familles. » Comme le reste de ses compagnons, il a la tête pleine de projets. Sans les soins de sa mère, dont il est le seul enfant, il serait déjà parti, « même en Algérie ».
A Ettadhamen, domaine réservé aux parias, devenu célèbre pour les violents affrontements avec la police dans les premières heures de la révolution, « il y a aussi beaucoup de diplômés qui attendent ici la fin de la journée », dit Samir. Et en plus ils sont là. Quelques places plus loin, Hocine et Ahmed, 26 ans, sucent un narguilé rafistolé et un peu louche. Le premier est résident en médecine, il poursuit sa spécialité en psychiatrie. Le second vient de terminer des études en informatique. Il n’attend pas de travail avant longtemps. « Mon cas n’est pas exceptionnelil soupire. Ce quartier pauvre à la mauvaise réputation regorge de savoir-faire perdus. » Ahmed n’a pas l’intention de s’attarder sur ce sujet douloureux. Les choses sont dites.
Alors quid de la politique, du projet de Constitution, de Kaïs Saïed ? Deuxième question pétard qui rallume le feu. Les deux complices bombardent simultanément les islamistes d’Ennahdha, dont Ettadhamen était autrefois le fief et qui y attiraient la grande masse de leur électorat en promettant des lendemains radieux. » Le président se débarrasse de ces menteurs, de ces manipulateurs. On dit qu’il accaparera tous les pouvoirs, c’est peut-être le prix à payer on verra dans dix ans », martèle le jeune médecin. Tous deux voteront « oui » au référendum. En attendant, ils saluent le cortège de voitures qui militent bruyamment en faveur du projet sous les applaudissements. Pas besoin de s’arrêter pour convaincre. Ici, la popularité du président est un roc . « C’est l’un d’entre eux, il habite un quartier mitoyen, tu veux voir sa caserne ? » propose le chauffeur de taxi au retour. En attendant, il augmente le son de son autoradio pour écouter le président fustiger les « Mouchaouichine », les agitateurs, ces centaines de personnes qui ont manifesté contre le projet constitutionnel à l’appel du Front de salut national (FSN), dirigé par Ennahdha, et ont vu en Kaïs Saïed un dictateur qui voulait renforcer sa base.
Seul l’État peut agir au nom de la religion. C’est grave, car c’est la porte ouverte à tous les abus. Ahmed Idriss, professeur de droit constitutionnel et directeur de l’Institut politique de Tunis
Samedi matin, à 24 heures de silence électoral, la mythique avenue Bourguiba leur est interdite. La police matraque et interpelle les plus téméraires d’entre eux. Au moment du repli, ils rebroussent chemin par grappes, drapeaux à la main, les islamistes en rangs serrés. « Allez au diable, voleurs, vous avez ruiné le pays ! » lâche Khaled, un quinquagénaire vendeur de cigarettes au détail et de journaux jaunis par le soleil. Les réponses fusent, les mots d’insultes. Khaled abandonne sa table et saute prêt à se battre. Il est retenu de justesse par les passants. « Vous savez, monsieur, leur problème n’est pas la religion, ils s’en fichent vraiment, ce n’est que de l’argent », commente une dame qui pose un moment son cabas. La scène attire d’autres spectateurs. A la tombée de la nuit, lorsque la police a dégagé le passage, les pro-Kaïs relancent leur campagne par la prise de parole en public.
Article emblématique 5 de la Constitution
La société civile, pour sa part, n’est pas restée silencieuse dans le débat autour du projet constitutionnel. Des personnalités éminentes se sont largement exprimées dans des forums, des émissions de radio, sur les réseaux sociaux. L’instauration d’un régime présidentiel ne passe pas aux intellectuels et aux organisations de défense des droits. Mais c’est surtout l’emblématique article 5 de la Constitution qui a alimenté les échanges. » La Tunisie fait partie de la oumma islamique. Seul l’État devra s’assurer que les objectifs de l’islam en matière de respect de la vie humaine, de la dignité, de l’argent, de la religion et de la liberté sont garantis. » , il a. Autant dire que l’interprétation de la liberté se fera dans le cadre de l’islam, note Ahmed Idriss, professeur de droit constitutionnel et directeur de l’Institut politique de Tunis.
« Kaïs Saïed s’est démasqué avec cette Constitution qui est rétrograde et qui nous ramène deux à trois cents ans en arrière. Seul l’État peut agir au nom de la religion. C’est grave, car c’est la porte ouverte à tous les abus. Le président est très conservateur, c’est Ennahdha déguisé », critique Habib Belmehdi, ancien militant du Parti communiste tunisien (PCT), producteur et patron du cinéma-théâtre de Rio. Selon lui, la culture n’est pas directement menacée,« mais comment peut-elle prospérer et s’épanouir dans un contexte dictatorial ? »il se demande.« L’article 5 peut parfaitement inspirer des applications rétrogrades de la loi. Soyons clairs : les objectifs de l’islam ne sont rien d’autre que la charia. Il y a tout lieu de craindre des conséquences sur l’égalité de succession, notamment, d’autant plus que Kaïs Saïed est foncièrement conservateur.insiste Salim, un jeune avocat, militant d’un parti dont il veut taire le nom, car il ne partage pas son appel au boycott.
Qu’ils soient pro ou anti-Kaïs Saïed, les Tunisiens partagent finalement le même avis sur le syndicat UGTT. Tous, hormis les islamistes, s’accordent à y voir une organisation de référence, source d’apaisement et d’unité dans les phases sensibles de l’histoire. Une chose est au moins certaine désormais : la jeune démocratie tunisienne n’est plus l’otage des islamistes d’Ennahdha. Le pays est pourtant engagé sur une voie semée d’incertitudes.
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