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« Resituer la colère du côté de la raison »

En philosophie morale comme dans les textes religieux, la colère est mal vue. Elle est ramenée à cette perte de contrôle et de raison qui la défigure et peut conduire à des violences verbales voire physiques. Et pourtant, c’est aussi le signe d’une résistance à la domination, d’une exigence de justice et de réparation, comme le soutient la philosophe Sophie Galabru. Lorsqu’elle alimente un conflit verbal, la colère peut non seulement signaler une offense et une blessure corporelle, mais aussi déclencher des révolutions politiques. Déniée ou non entendue, elle peut au contraire engendrer des sentiments de haine et d’exclusion qui peuvent viser aussi bien des personnalités dominantes qu’étrangères.

Vous définissez la colère comme ce « signal intelligent qui rappelle à la raison d’examiner le message de son corps et ses émotions blessées ».

J’entreprends, dans cet essai, une description de ce phénomène qui peut s’appliquer à tout moment. La colère est une émotion venant du corps qui signale à l’esprit un déséquilibre, une offense, une injustice, une atteinte à sa liberté. La colère est aussi un moteur de révolutions : elle a donné lieu à de grands mouvements révolutionnaires, voire joyeux, comme lors des grèves de 1936 en France. Si elle peut muter en haine, c’est à cause de sa non-réception par le pouvoir : quand les gens en colère ne sont pas entendus, quand ils sont méprisés, moqués et même abusés, alors la mutation intervient ici.

Diriez-vous que nous souffrons encore de nos héritages stoïcien et chrétien relatifs à la colère, qui seraient les deux sources de notre « difficulté à nous mettre en colère », qui empêcheraient nos colères ?

L’héritage rationaliste a identifié la raison à une faculté de calcul et a relégué le corps à une masse pulsionnelle et confuse. L’héritage théologique et institutionnel chrétien a aussi vu dans cette émotion une expression coupable d’orgueil. Aujourd’hui, nous sommes entrés dans une ère érotique où le sexe et le désir sont omniprésents. C’est une autre façon de ne pas faire de place à la colère, qui est un affect qui permet à l’orgueil de s’imposer. La colère reste culpabilisée, comme étant un affect qui diminue le capital érotique.

L’empêchement à la colère ne concerne-t-il pas en premier lieu les femmes, si volontiers accusées d’hystérie lorsqu’elles s’opposent et s’emportent ?

Une femme en colère cherche à faire reconnaître sa place dans la société, dans sa famille ou dans son couple. Sa colère peut l’aider à repousser des offenses, voire des abus jugés sans gravité par ceux qui ne perçoivent pas la domination sexiste, voire les traces résiduelles du patriarcat. Repousser un ordre en place depuis longtemps en contestant sa naturalité, pour affirmer sa contingence, est un mouvement déstabilisant. Des femmes en colère et peut-être plus encore des féministes, c’est-à-dire des femmes pleinement conscientes des déséquilibres liés au patriarcat, dénoncent ce système en même temps qu’elles réclament une révolution des rapports humains. Leur colère résonne comme un double impératif : que les hommes osent apprécier un autre système que la dominance, qu’ils s’ouvrent à leurs émotions et osent respecter, voire aimer les femmes. Les femmes doivent aussi accepter les hommes ainsi transformés et assumer leur pleine autonomie économique, affective et sociale.

Quelle relation spéciale pensez-vous que l’enfance a avec la colère ?

La colère la plus contenue est celle de l’enfant, car il a besoin de l’affection de ses parents ou de ceux qui s’occupent de lui. L’autodéfense chez les enfants est rendue très complexe par leur dépendance et leur loyauté envers leurs tuteurs. Je distingue la colère des caprices. Rousseau en parle aussi dans son « Émile » : ce sont des tentatives d’amorcer un rapport de force, de tester les limites de l’autre. Et de ce point de vue, le caprice n’est pas propre aux enfants. La colère est plus liée à une injustice et à une blessure.

En quoi ce livre est-il le fruit de votre propre cheminement existentiel ?

Cette recherche est le produit d’une analyse de la notion comme expérience vécue. Passé un certain âge, à force d’être confronté à des rapports de force ou à des injustices, et c’est surtout le cas quand on est une femme, on finit par s’intéresser aux schémas qui conduisent à expliquer la violence. L’analyse permet de comprendre que ces phénomènes ne sont pas des anecdotes personnelles mais le résultat de relations de domination, notamment de domination patriarcale. Certaines lectures ont également contribué à cette recherche, notamment « Le deuxième sexe », de Simone de Beauvoir, ou encore « Le drame de l’enfant surdoué », d’Alice Miller.

La fade psychologie du bien-être et du développement ne confond-elle pas le déni de la colère avec la résilience ?

Le concept de résilience est surexploité dans le domaine des affaires et de la politique, notamment par Emmanuel Macron qui parle de la résilience du capitalisme face au drame climatique dans sa loi « Climat et Résilience » issue du grand débat national organisé en 2019. encourage le désamorçage des luttes. Cet usage excessif dépolitise les préoccupations légitimes et incite à l’apathie et à la résignation.

Qu’est-ce qui distingue la colère de la folie ? Quelle serait la bonne et la mauvaise colère ?

La colère est une forme de grain de folie qui vient briser les conventions sociales, la fausse paix. En osant s’exposer, se faire traiter de fou, la colère ne renvoie pas à l’absence de raison. La colère n’est pas irrationnelle. Je pense que c’est toujours bon et réussi quand ça reste en conflit verbal ou en rupture. Les coups renvoient davantage à une volonté de détruire l’autre et à une forme d’échec relationnel.

En quoi la colère est-elle un sentiment social, une passion politique ? Ceux des manifestants, des insurgés, des gilets jaunes ou des grévistes attisent-ils les passions politiques ?

La colère est un affect politique car c’est un affect relationnel qui vise à réguler son rapport aux autres lorsqu’il blesse, domine et offense. Aristote perçoit cette passion comme une vertu possible qui peut être liée au souci de sa dignité. C’est une affirmation de fierté. C’est un affect qui se produit souvent dans une relation de pouvoir. Reste que la colère des gilets jaunes et celle des manifestants contre la réforme des retraites en 2019, si elles ont fédéré l’opposition, sont des affects qui ne garantissent pas le succès de ces luttes.

En politique, est-elle l’expression d’une revendication de justice et de la contestation de l’oppression économique et sociale ?

Tant qu’elle ne tombe pas dans la stigmatisation d’une partie de la population et cherche à résoudre une situation de domination, la colère est juste. La colère qui exige la fin de la précarité et de l’oppression économique, et une meilleure répartition des richesses et de la considération a toujours raison.

Comment la colère montre-t-elle que le contrat social est une fiction, et qu’il est dans la nature de la politique que les colères se rencontrent ?

Le contrat social tel que pensé au XVIIe siècle par le philosophe anglais Thomas Hobbes veut faire croire à la nécessité pour l’État de réguler les violences individuelles et les flux économiques. De cette philosophie découle l’idée que se révolter revient à rompre le contrat social. Cependant, la colère et les exigences sont des moyens de régénérer ce contrat. Mais allons plus loin. Comme le soutient Jacques Rancière, ce qui donne naissance à la République démocratique, c’est au contraire l’émergence parfois agressive de désaccords et de colères. La République française est d’ailleurs fondée sur la colère, et plus encore, sur la haine. Tant que la société perpétuera des relations de domination et se retrouvera hiérarchisée (au lieu d’offrir plus de complémentarité entre les citoyens), il y aura toujours colère et violence.

Ce sentiment peut-il faire un programme ?

La colère ne suffit pas pour résister. Elle peut dégénérer en haine ou en épuisement du militant. Il doit renouer avec la joie ou l’amitié pour ne pas faire perdre aux mécontents leur vitalité et leur vie. L’individu ne doit pas se laisser épuiser par les luttes collectives. Et puis, les citoyens en colère s’exposent à d’autres risques : que leur discours soit capté pour être redirigé vers des cibles précises, comme des boucs émissaires. La colère des gilets jaunes a résisté à cette captation en refusant de se donner des porte-parole, ce pour quoi ils ont été critiqués.

Dans quelle mesure le pardon empêche-t-il l’expression de la colère et ses réparations ?

Je cherche à resituer la colère et le pardon vis-à-vis de la raison. Il était important pour moi de remettre en question le sophisme selon lequel le pardon est rationnel et impératif, et la colère impulsive et insensée. A l’inverse, je maintiens que le pardon est un geste irrationnel et mystérieux. Ce qui est rationnel, c’est la colère qui demande justice et réparation. Le pardon est un concept qui doit être rendu à la religion, comme une grâce qui tombe sur nous. De plus, le pardon n’a rien à voir avec la politique. Demander à un Président de la République de demander « pardon » au nom du passé me paraît être une moralisation indue de la vie politique. Cette moralisation est aussi en constante progression. Au lieu de penser en termes de bien et de mal, je nous invite à resituer la scène de la politique entre le juste et l’injuste, entre ce qui peut être réparé et ce qui ne peut pas.

Vous en appelez à une colère vitale dans une démocratie comme entre amis, celle de la polémique et de la recherche d’accords, par laquelle « se joue la possibilité du franc-parler et le souci de la vérité »…

L’amitié est aussi une forme de lutte et de résistance. Elle lie des personnes qui ont en commun le désir de liberté et de justice et qui sont prêtes à parler franchement. Dans le film d’Edgar Morin et Jean Rouch, « Chronique d’unété » (1961), on voit bien une existence entre amis à la fois plus politique, plus conflictuelle et plus joyeuse. Aujourd’hui, il semble plus difficile de parler de politique entre amis. Nous n’avons plus aucune capacité à dialoguer, ni même à entrer en conflit de manière souple, respectueuse et passionnée. Dans les nouvelles amitiés, les discussions politiques renvoient à des ruptures irréversibles. Elles reposent sur le bannissement des discussions politiques au profit de relations plus divertissantes, qui correspondent plutôt à la volonté de fuir la vie en commun, au cœur de notre cité politique. Ce retrait de la conversation politique renforce le fait que la vie politique est de plus en plus confiée à des technocrates et à des experts.

Qu’est-ce qui peut être créatif dans la colère ? Les artistes ressentent-ils davantage ce que la colère ouvre sur l’avenir ?

Si vous êtes un artiste politique, vous courez le risque d’une valorisation commerciale de vos œuvres, comme Jean-Michel Basquiat ou le street artiste Banksy. Le problème se pose lorsque des gestes de révolte contre le système deviennent bancables. Les grandes marques font de toute contre-culture une partie de la culture. Que faire alors pour résister en créant ? Peut-être en revenant à l’idée que toute résistance est créatrice et que le geste de refuser l’exploitation, l’asservissement, le mépris est un acte artistique.

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