Quand les Irlandais ont fui vers l’Amérique pour se sauver de la Grande Famine

Sur le quai du port de New Ross où son arrière-grand-père avait embarqué en 1848, le président John Fitzgerald Kennedy déclara aux Irlandais venus en nombre en juin 1963 : « Il aura fallu 115 ans, 6 000 milles et trois générations faire ce voyage, mais je suis fier d’être ici. Ce descendant de la misère et de l’émigration devenu l’un des hommes les plus puissants du monde incarne la réussite d’un peuple quasi transatlantique : New York compte alors davantage d’habitants se réclamant Origine irlandaise que Dublin ou Belfast. …
Du « rêve américain » aux « navires cercueils »
Cette migration d’un peuple profondément attaché à sa terre commence avec l’histoire moderne. Dès le XVIe siècle, les persécutions religieuses et la lutte contre l’Angleterre protestante jettent nombre d’ecclésiastiques, de séminaristes et d’étudiants proscrits sur le continent européen. Ils y fondèrent, notamment en France, une trentaine de « collèges irlandais ». Ces » OIE sauvage (« Wild Coies »), comme on les appelait, formèrent bientôt des régiments indépendants qui combattraient dans le cadre de la Grande Armée de Napoléon. Il faudra cependant attendre le XIXe siècle pour que cette émigration devienne massive. Entre 1815 et 1845, l’explosion démographique de l’île, qui compte près de huit millions d’habitants, mais aussi la révolution industrielle qui a miné l’économie textile domestique, vont précipiter un million d’Irlandais vers cet « américain de rêve » que leur promettent les États-Unis. . Décrit par l’historien contemporain Roy Foster dans L’Irlande moderne 1600-1972 (Penguin, 1990), le migrant type est alors un jeune homme, issu d’une famille d’agriculteurs ou d’artisans, c’est-à-dire issu de la classe ouvrière qualifiée ou de la petite et moyenne paysannerie. Mais tout a changé avec la Grande Famine de 1845. La population migrante est devenue plus féminine, plus familiale, moins qualifiée. Les plus pauvres n’émigrent pas, faute de moyens. Le million de morts en moins de dix ans incitera certains historiens à accuser les Britanniques indifférents ou implacables de « génocide involontaire ». Les migrants les plus pauvres se contentent de passer par la Grande-Bretagne pour consolider leur misère autour de Londres, Manchester ou Glasgow dans des bidonvilles appelés aussi « petites Irlandes ». Certains migrants sont financés par leurs propriétaires terriens : ces derniers vont profiter de ces départs massifs pour moderniser et rationaliser leurs exploitations. Mais la majorité de ceux qui partent arrivent en Amérique par leurs propres moyens ou grâce à l’aide matérielle de parents ou d’amis déjà émigrés.
Le voyage en bateau, c’est comme six semaines d’enfer sur une mer agitée, surtout en hiver. Ces » navires cercueil (« coffin boats ») sont des cargos canadiens qui, après avoir livré du bois des Amériques au Royaume-Uni, reviennent avec des centaines de migrants dans leurs cales. « Si des croix pouvaient être érigées sur l’eau, la route des émigrants à travers l’Atlantique serait comme un immense cimetière », écrivait alors un commissaire à l’émigration. Nous sommes confrontés à la maladie (dysenterie, choléra, typhus), à la faim, à la soif, à la dépression. Un témoin de 1847 voit les passagers « entassés, sans lumière, vautrés dans la terre et respirant une atmosphère fétide […] Les malades qui ont de la fièvre sont étendus entre ceux qui sont bien portants, dans des lits tellement exigus qu’ils n’ont pas la possibilité, en changeant de position, de s’agiter comme le font naturellement les malades ». Sur les 476 passagers du Virginius quittant Liverpool, 158 périrent pendant la traversée et 106 furent infectés par le typhus. Les Nord-Américains, craignant que leurs côtes ne se transforment en « lazaret des malades en Europe », exigent que ces spectres soient parqués à leur arrivée dans des maisons de quarantaine, comme à Grosse-Ile près de Québec ou à Deer Island. près de Boston. Ils y périssent. En 1847 seulement, parmi les 97 492 voyageurs irlandais, plus de 5 000 moururent et furent inhumés à Grosse-Île.
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Un prolétariat indispensable à l’industrie du Nouveau Monde
De plus, ce soulèvement humain qui vit 2 300 000 départs d’Irlande entre 1845 et 1854 (dont 63 % pour les États-Unis) ne tarda pas à inquiéter les ouvriers du Nouveau Monde qui craignaient de voir baisser les salaires. Mais aussi la petite bourgeoisie anglo-saxonne et protestante qui commençait à craindre, de la part de ces catholiques, un complot « papiste » contre la démocratie américaine. Cette hostilité donne lieu à des affrontements sanglants, comme à Philadelphie en 1844, avant même la vague de la Grande Famine, où une émeute de trois jours fait 13 morts et 50 blessés. Cette méfiance à leur égard pousse les immigrés à se confiner sur la côte est, dans des ghettos urbains, comme les bidonvilles de New York où, dès 1850, ils représentent le tiers de la population de la grande métropole. Ils y vivent avec leurs rites, leurs journaux, leurs églises et leurs gangs. Selon un rapport de police, en 1859, plus de 50% des criminels étaient d’origine irlandaise. Comme l’écrit l’historien Pierre Joannon dans son Histoire de l’Irlande et des Irlandais (Tempus, 2009), « c’est de cette période que date l’image stéréotypée du fanfaron, ivrogne et bagarreur irlandais ».
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Et pourtant, ils vont s’intégrer, une génération après l’autre. Moins qualifiés que les Anglais et les Allemands, ne parlant parfois que le gaélique et n’ayant jamais vécu en ville, ils ont fourni le prolétariat indispensable à l’industrie naissante du Nouveau Monde. Ils participent à la construction des villes, des routes, des canaux, des voies ferrées. Dans les années 1850, leur communauté est composée à 60 % de femmes : elles sont lavandières, servantes et nourrices. Lorsque la guerre de Sécession (1861-1865) éclate, les immigrants irlandais se rallient à l’Union du Nord ou à la Confédération du Sud, et se battent sous leur « étendard estampé de la harpe d’Erin », selon les mots de Pierre Joannon. Associant ainsi leur origine à leur nouvelle affiliation, ils paient l’impôt du sang et sont désormais reconnus comme pleinement américains.
Ils créent de petites entreprises ou occupent des petits boulots dans l’administration, notamment dans les corps de pompiers et de police, au point que le policier irlandais devient une « figure familière et permanente de la ville américaine en général et de New York en particulier », comme nous rappelle l’historien. Leur intégration est paradoxalement favorisée, après 1880, par l’arrivée de ces migrants encore plus étrangers, comme les Italiens, les Juifs de Pologne et les Ukrainiens. Et le pouvoir centralisateur de l’Église cimente leur communauté face à la fragmentation des sectes protestantes. La plupart de leurs prélats sont américano-irlandais et l’Église catholique devient la première puissance religieuse du pays. Enfin, le respect de l’ordre et de l’autorité, leur sens de l’entraide les amènent à jouer un rôle de premier plan dans les institutions sociales et politiques américaines. Après avoir mis en place des sociétés de défense ouvrière contre les patrons, mais aussi contre la concurrence des nouveaux immigrés, ils s’assurent l’hégémonie dans le monde du travail, et prennent le contrôle du Parti démocrate. Cette puissante machine électorale dote Boston de maires irlandais. Leurs dirigeants élisent également les maires de New York et influencent la politique nationale.
Chaque année, le 17 mars, dans les principales villes des États-Unis, de grands défilés de la Saint-Patrick célèbrent les 32 millions d’Américains qui disent venir d’Irlande, soit près de 10 % de la population totale. Dans un article intitulé » L’exode irlandais « , la Fois de Londres dénonce en 1860 l’inepte politique britannique : « Si ce mouvement continue, l’Irlande deviendra entièrement anglaise, et la république des États-Unis entièrement irlandaise… Il y aura donc toujours une Irlande, mais une Irlande colossale et une Irlande située dans le Nouveau Monde. Nous n’aurons fait que repousser les Celtes vers l’ouest. Un constat amer. Et très tard…
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