Macron, le meilleur agent d’Uber

En mars, à l’annonce du verdict les condamnant lourdement pour travail dissimulé, les représentants de Deliveroo sont restés bouche bée. Interloqués, les dirigeants de la plateforme de livraison ont alors affirmé au président du tribunal correctionnel de Paris qu’ils avaient pourtant l’oreille attentive du président et de sa ministre du Travail d’alors, Élisabeth Borne. Et à juste titre. C’est qu’avant d’embrasser la cause des plateformes du haut de l’Élysée, Emmanuel Macron défendait déjà Uber sous le quinquennat Hollande, avec la casquette de ministre de l’Économie. Les 124 000 documents déposés au Consortium international des journalistes d’investigation sous le nom de « Uber Files », révélés dimanche soir, apportent des éléments nouveaux.
Le futur président de la « start-up nation » avait tout pour s’entendre avec les promoteurs de ce nouveau modèle de fonctionnement, remettant au goût du jour le travail à la pièce grâce aux outils numériques. En 2008, la commission Attali « pour la libération de la croissance française », dont Emmanuel Macron était le rapporteur général adjoint, proposait déjà d’enfreindre la loi travail pour « reporter la plupart des décisions sociales à la négociation », et de mettre fin aux professions réglementées, taxis en tête. C’était à propos de « préparer les jeunes à prendre des risques ».
en première ligne de la déréglementation
Une rencontre décisive a eu lieu le 1er octobre 2014. Emmanuel Macron, alors locataire de Bercy, a reçu le patron d’Uber, Travis Kalanick, ainsi que des dirigeants de la filiale française et des lobbyistes du groupe. Dans les documents publiés notamment par le monde, il promet ce jour-là de s’assurer que les inspecteurs de la DGCCRF ne sont pas « trop conservateur ». La répression des fraudes s’est ensuite penchée sur le cas d’UberPop, cette application qui permettait à chacun de s’improviser chauffeur avec son propre véhicule, sans les obligations des taxis. Un outil numérique qui a depuis été jugé illégal, tant en France qu’en Europe. Autre exemple : en 2015, le préfet des Bouches-du-Rhône a publié un arrêté interdisant de facto aux chauffeurs Uber de travailler à Marseille. Le lobbyiste en chef de la multinationale américaine envoie un SMS paniqué au ministre de l’Economie, qui lui répond qu’il va « regarde ça personnellement ». Trois jours plus tard, le décret est assoupli.
Ce compagnonnage ne consiste pas seulement à donner un coup de main. A Bercy puis à l’Élysée, Emmanuel Macron a fait du zèle pour arbitrer en faveur des uberizers. D’abord en avançant sur le front de la déréglementation. En 2014, la loi Thévenoud est en cours de rédaction. Il doit encadrer l’activité VTC et ainsi calmer la colère des taxis. Comme le montrent les « Uber Files », le ministre de l’Economie n’hésite pas à court-circuiter ses collègues – celui des Transports en tête – pour tenter d’assouplir les restrictions. A cette époque, les 250 heures de formation pour devenir conducteur sont passées à… 7 heures. Macron veut « faire en sorte que la France travaille pour Uber pour qu’Uber puisse travailler en et pour la France », il écrit lui-même. Début 2016, le ministre a rempli sa part de l’accord : si UberPop n’a pas survécu à la justice, la plateforme peut désormais exercer légalement son activité de VTC en France.
Les problèmes réglementaires disparus, un autre écueil se présente : la justice. En regardant de plus près les conditions de travail des livreurs prétendument indépendants, les prud’hommes menacent de requalifier les chauffeurs et livreurs, qui doivent être indépendants, en salariés de plateforme. Ces derniers exercent sur eux un pouvoir de contrôle, de sanction, de direction et de dépendance économique. Bref, ils agissent comme des employeurs.
Devenu président à la tête d’une majorité pléthorique, Emmanuel Macron peut légiférer plus facilement. En échange d’une charte de bonne conduite – qu’ils rédigeraient eux-mêmes – dans laquelle figureraient une assurance privée (Uber a signé un accord avec Axa) et un semblant de dialogue social, les plateformes seraient protégées de tout risque en justice. De quoi satisfaire Uber, qui espère développer un troisième statut pour ses livreurs, dérogatoire au Code du travail, qui a des allures de protection et d’indépendance, mais sans leurs avantages (comme la liberté de fixer ses prix), ou la Sécurité sociale.
Muriel Pénicaud, alors ministre du Travail, a inscrit ce troisième statut dans sa loi en 2018 « pour la liberté de choisir son avenir professionnel ». Premier échec : le Conseil constitutionnel rejette cette disposition qui n’a rien à voir avec ce projet de loi consacré à la formation professionnelle. Nouvelle tentative en 2019, cette fois dans la loi d’orientation mobilité (loi LOM), cette fois portée par Élisabeth Borne, ministre des Transports. Deuxième échec avant le sage.
en 2020, l’exécutif entre en vigueur
Profitant de l’état d’urgence sanitaire en 2020, l’exécutif monte en puissance. Transférée au Labour, Elisabeth Borne ordonne une ordonnance instaurant un pseudo-dialogue social à travers l’élection de représentants des coursiers et chauffeurs sur les quais. Et qui mieux que Bruno Mettling, ancien consultant expert d’Uber, nommé depuis à la tête de l’autorité organisatrice de ces élections (Arpe), pour l’écrire ? Organisé au printemps, le scrutin s’est soldé par un fiasco : plus de 98 % d’abstention chez les livreurs. Le nouveau quinquennat ne semble pas avoir desserré les liens de pouvoir avec Uber. Devenue Premier ministre, Élisabeth Borne a nommé Jean-Noël Barrot ministre délégué au numérique. Soit le frère du directeur de la communication d’Uber Europe.
Au niveau européen, le président n’a également ménagé aucun effort. En décembre 2021, la Commission propose une directive cruciale, établissant la présomption réfragable d’emploi pour les travailleurs sur des plateformes comme Uber. Le texte ne prône pas le travail salarié, mais propose qu’en cas de litige les employeurs aient la charge de la preuve : un grand pas en avant pour les 28 millions de travailleurs des plateformes en Europe. Mais en prenant, en janvier 2022, la présidence tournante de l’Union européenne, l’hôte de l’Elysée retire cette directive de l’ordre du jour. Il s’agit désormais d’un projet de rapport qui devrait servir de base aux discussions parlementaires au sein de la commission de l’emploi et des affaires sociales, à des dates non encore définies. Ce n’est pas pour rien qu’Uber promeut « le modèle français » au niveau communautaire.
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