La parole, fondement du politique

Le philosophe Aliocha Wald Lasowski, collaborateur régulier de humanité, invite dans deux ouvrages récents à penser art et politique dans le sillage des travaux de Jacques Rancière et Édouard Glissant.
Avec Penser l’émancipation, cinq riches dialogues avec l’auteur du maître ignorant et Partager le sensible réussir à synthétiser plusieurs concepts essentiels de la philosophie de Jacques Rancière. Travaillant dans les marges et sur les marges, là où la politique est souvent mise à l’écart, Jacques Rancière rappelle que « son enjeu réside dans le partage sensible des biens communs de la communauté ». Qui a accès à la parole ? « Comment faire revivre des discours ignorés ? » Comment repérer « événements de parole », puisque la politique passe par les mots, et les nouvelles pratiques démocratiques ? En travaillant sur des documents rares comme les archives ouvrières, Rancière s’est efforcé d’identifier les désaccords et les dissensions. Contrairement au consentement consensuel, « machine électrique », il appelle à « d’affirmer qu’il y a plusieurs manières de décrire ce qui est visible, pensable et possible. Cette autre voie porte un nom. Cela s’appelle de la politique ».
renommer les choses différemment
Le premier dialogue, passionnant, met en lumière l’importance que Rancière attache au poids des mots dans l’attribution des places et des rangs. Comme le dit justement Aliocha Wald Lasowski, « L’égalité linguistique, base de l’égalité sociale, est peut-être moins donnée qu’elle n’est conquise ». Et le penseur de l’émancipation rappelle que la démocratie pose la question du politique lui-même, celle de « gouvernement de n’importe qui », aujourd’hui attaqué sous la forme de dénonciations simplistes du « populisme ». « Soit nous pensons la politique comme une science de la conduite du troupeau humain ; ou bien on pense au contraire que la politique existe justement parce que cette science n’existe pas, parce qu’il n’y a pas de pasteur. » L’absence de fondement est le fondement même de la démocratie, l’absence d’autorité naturelle y fait autorité. D’où la question du tirage au sort, mais aussi des personnes et de leurs déplacements : « Il y a politique quand il y a un peuple, quand ce peuple ne se confond pas avec sa représentation étatique mais se déclare et se manifeste en choisissant ses lieux et ses temps. »
Le dialogue consacré à la relation entre Rancière et Althusser permet à Aliocha Wald Lasowski de pointer précisément leur point de divergence, le rapport du peuple à sa parole et à sa représentation, la capacité commune à tous de s’émanciper. La parenté du politique avec l’art, c’est pour Rancière d’inventer des liens, de renommer autrement les choses, d’en réagencer les éléments sensibles. Les dialogues consacrés au cinéma et à la littérature invitent ainsi à penser l’expression artistique comme rapport politique au sensible. Depuis le XIXe siècle et les formes esthétiques modernes, « les plus humbles peuvent saisir toutes les potentialités des mots, toutes les possibilités pour représenter leur monde autrement et inventer d’autres possibles ».
la créolisation en action
Autre rapport au sensible, autre affirmation de la proximité entre art et politique, l’œuvre d’Édouard Glissant (1928-2011), à laquelle Aliocha Wald Lasowski consacre un autre ouvrage, met en lumière « les beautés de la relation » que le poète et philosophe martiniquais aura su magnifier, dans son « rapport multisensible et pluriel aux êtres, aux arts et aux choses ». Spécialiste de l’œuvre du créateur des concepts de « Caraïbes » et de « Tout-monde », Lasowski nous invite à le relire à travers le prisme d’une « chaosthétique » qui renverse et dépasse les distinctions les plus courantes, « regarder au-delà des lignes de partage ». En revisitant les multiples relations entre le poète et les artistes de tous genres, il montre combien le métissage « participe à la découverte des plurivers et des mondes multiples ». Contre les identités figées, cette poétique de la relation est la créolisation en acte, celle de « chaosmopolitisme ».
Pour Édouard Glissant, la langue créole est une langue de soumission et de libération. Comme Rancière, le poète antillais pense la prise de parole comme le fondement de la politique. Glissant l’exprime dans le Manifeste pour les « produits » indispensables en 2009, où il pense « un art politique, qui installe l’individu, son rapport à l’Autre, au centre des sociétés post-capitalistes, capables de mettre en œuvre un développement humain qui s’inscrit dans la plénitude horizontale du vivant ».
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