Fabien Escalona : « Il y a quelque chose de pourri dans la démocratie française »

Vous décrivez une « République à bout de souffle » dans votre livre qui vient de paraître (1). Le passage forcé du gouvernement au 49-3 sur les retraites est-il une aggravation de la situation ?
Cela alimente complètement ce que je pointe du doigt : un sentiment d’étrangeté et de rejet vis-à-vis de l’exécutif et du fonctionnement des institutions. Cette réforme est massivement et profondément contestée par les citoyens, qui sont de plus en plus nombreux à se dire qu’il y a quelque chose de pourri dans la démocratie française. Le sentiment d’être méprisé s’ajoute à celui d’impasse : le gouvernement a fermé toutes les voies d’amendement, d’alerte, de rappel à l’ordre de l’exécutif par la société et ses représentants. Il ne tient pas compte des sondages d’opinion, ni des millions de manifestants, ni des syndicats, et passe en force au Parlement. Il laisse l’impression qu’entre l’obéissance et l’émeute, il n’y a pas de chemin possible. Depuis les protestations spontanées contre le 49-3, nous avons vu qu’à la brutalisation symbolique et institutionnelle du corps social s’ajoute la violence arbitraire et physique de l’appareil répressif. C’est une conception de l’échange politique à la fois pauvre, épouvantable et dangereuse. Cela engendre du ressentiment, qui n’est pas une émotion politiquement constructive. Cela peut encourager le discours d’extrême droite, qui profite déjà largement de la crise démocratique et qui, comme l’abstention, progresse d’élection en élection.
Dans votre livre, vous pointez du doigt une « crise alimentaire ». Quel genre est-il?
J’ai hésité à utiliser ce terme grandiloquent mais il m’a semblé approprié pour décrire cet état d’effondrement de notre vie politique et démocratique, et les dangers que cela nourrit. C’est une crise de légitimation lancinante, qui se manifeste par la perte croissante de confiance dans les institutions, des compromis sociaux qui ont fondé le régime, et de l’horizon de sens donné au pays. Le régime de la Ve République est devenu obsolète au regard des défis économiques, sociaux et écologiques qui nous attendent. Ni le marché ni une poignée de décideurs en surface ne peuvent nous y préparer. La situation illustre parfaitement ce que le philosophe marxiste Nicos Poulantzas décrivait dans les années 1970 avec le développement de « l’étatisme autoritaire ». On assiste en effet à un durcissement des modes de décision, qui ne permet plus aux éléments populaires de peser aussi fortement qu’avant dans l’appareil d’État, lui-même intrinsèquement lié aux conditions d’accumulation du capital. De ce point de vue, la réforme des retraites constitue une forme d’apothéose.
Le V e Republic a subi de nombreuses révisions. L’une d’entre elles, en 2008, a institué le Référendum d’Initiative Partagée (RIP), qui a été déposé par les parlementaires dans le but d’obtenir un vote citoyen sur la réforme des retraites. Une forme de réappropriation démocratique peut-elle naître en réponse à une situation de violence antidémocratique ? Reconquérir la décision ?
La marche est haute, car le RIP consiste à récolter 4,7 millions de signatures. Mais si ça ne prend pas aujourd’hui, ça ne le fera jamais, parce qu’on a là une réforme dont tout le monde a entendu parler et qui est massivement impopulaire. Quoi qu’il en soit, je veux que cette initiative aille le plus loin possible. L’impératif est de faire respirer la démocratie dans ce pays. Il est aussi très révélateur que pour Nuit Debout, pour les Gilets Jaunes et pour la réforme des retraites, chaque fois une question sociale ou fiscale amène à remettre en cause les règles du jeu démocratique, qui apparaissent défaillantes. La réforme des retraites n’a aucune légitimité, ni procédurale, car la majorité au pouvoir ne peut prétendre que son projet a été démocratiquement validé, ni substantielle, car elle organise la dégradation du bien-être de la classe politique dans sa majorité, ce que le peuple a compris .
Macron s’éloigne-t-il de l’esprit initial du V e République ? Michel Debré, l’un des rédacteurs de notre Constitution, avait déclaré que l’application répétée du 49-3 serait « la destruction non seulement du système mais de l’autorité gouvernementale »…
Au-delà de ce que l’on pense du V e République et des pouvoirs qu’elle confère à un seul homme, il y avait du courage politique chez de Gaulle et une volonté de légitimation populaire par le référendum. Ce n’est pas le cas de Macron, qui utilise toutes les armes autoritaires du régime sans en respecter l’esprit. Il se comporte comme un président élu par un peuple dont il ne serait pas tenu d’exécuter la volonté. Il est dans un prolongement caricatural des équilibres initiaux, dont il pousse les feux vers une version grimaçante. La Macronie se livre aussi à une déformation du langage en assurant que « la démocratie a joué son rôle ». Les mots sont détournés et le langage politique est jeté à la renverse.
Que peut-on faire pour revitaliser la démocratie ?
Notre modèle décisionnel archaïque n’est pas du tout adapté à la manière dont nous devons nous préparer aux chocs sanitaires et climatiques, ou au retour de la concurrence entre les grandes puissances sur la scène internationale. Il faut trouver des procédures dans lesquelles les intérêts de la société s’expriment beaucoup plus, avec des décisions mieux débattues. Cela passe par la proportionnelle intégrale aux élections législatives, et je reprends l’idée d’une chambre tirée au sort à la place du Sénat. Mais la question de la démocratie ne passe pas seulement par des institutions politiques plus ouvertes. Les enclaves autoritaires ne sont pas seulement dans la Ve République, elles sont aussi, voire avant tout, dans l’ordre économique : il faut aussi mener un projet qui abolisse les privilèges liés à la propriété et rapatrie les choix d’investissement structurants dans le domaine de l’épargne collective. la prise de décision. La démocratie économique est cruciale pour qu’un nouveau régime puisse se légitimer.
(1) Une République à bout de souffle de Fabien Escalona, Seuil Libelle, 60 pages, 4,50 euros.
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