David Ownby : « Les Chinois pensent que la démocratie à l’occidentale ne fonctionne pas »

La Chine est souvent présentée comme un bloc monolithique. Sa montée en puissance fait l’objet de commentaires inquiets en Europe et aux Etats-Unis. En Chine, une grande partie du débat public est également consacrée au « shi », c’est-à-dire « la configuration des forces dans le monde, la dynamique du système international et la conjoncture actuelle », selon les mots de l’historienne Marianne Bastid-Bruguière. De toute évidence, les intellectuels continuent d’alimenter la réflexion sur la possibilité de renverser l’hégémonie américaine et le rôle que la puissance chinoise devrait jouer dans un monde véritablement multipolaire.
Chercheur à l’Université de Montréal, David Ownby consacre également ses travaux au débat intellectuel en Chine. Bouillonnant jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, les échanges académiques respectent aujourd’hui les limites fixées par le gouvernement sans toutefois devenir ses fanatiques. En témoignent les débats autour de la nouvelle route de la soie, la « prospérité commune », le « rêve chinois » formulé par Xi Jinping ou encore la stratégie zéro Covid et ses répercussions économiques.
Sur son blog, Reading the China Dream, David Ownby poste régulièrement des contributions intellectuelles traduites en anglais, afin de faire connaître la richesse de ces réflexions au-delà des frontières chinoises. Une façon aussi de sonder la population chinoise à l’heure où les frontières commencent à rouvrir. Il a récemment publié un texte du neurobiologiste Luo Minmin sur le stress imposé par trois ans de politique sanitaire restrictive. Jusqu’à présent sous-diagnostiquée, la dépression pourrait être traitée différemment à la lumière des travaux en cours. Le chercheur canadien offre une précieuse contribution pour renouer le lien avec un pays souvent qualifié d’ennemi numéro un.
Comment observez-vous l’évolution du débat intellectuel en Chine depuis l’arrivée de Xi Jinping ?
Sous son prédécesseur, Hu Jintao, le monde intellectuel chinois était incroyablement diversifié. Il s’est permis de dire des choses impensables de nos jours. Il y avait des débats partout et sur tout. Ce pluralisme faisait craindre une perte de contrôle et constituait, aux yeux de Xi Jinping, une menace qui aurait inévitablement conduit au pluralisme politique. S’il est beaucoup plus difficile de dire certaines choses aujourd’hui qu’il y a dix ans, la partie n’est pas encore jouée et le débat continue de vivre à travers quelques artifices. Techniquement, la police ne vient pas dans les bureaux des chercheurs. Ce sont les maisons d’édition ou les journaux en ligne qui, craignant de se faire taper sur les doigts, restreignent certaines publications. Cela dit, le débat autour de grandes questions comme celle du modèle se poursuit en Chine.
Constate-t-on une tension nationaliste ?
Tout le monde est nationaliste en Chine, et ce n’est pas nouveau. Depuis le premier mandat de Xi Jinping il y a dix ans, l’idée de sécurité nationale s’est renforcée, non seulement autour de l’armée et de la défense des frontières, mais aussi autour de l’intelligence artificielle. C’est un gros problème, mais ce n’est pas discuté par les intellectuels. Il y a des lignes rouges à ne pas franchir. La nouvelle gauche, composée de socialistes attachés à l’internationalisme mais pas seulement à Mao Zedong ou à la Chine, avait développé l’idée que la Chine, depuis les années 1980, était devenue trop néolibérale. Selon eux, il fallait s’inspirer des expériences internationales pour revigorer le socialisme afin qu’il redevienne un espoir pour la Chine et pour l’humanité. Beaucoup avaient étudié à l’étranger et sont rentrés chez eux avec ce bagage. Ils ont, en partie, influencé les débats académiques. Depuis Xi Jinping, la Chine est moins néolibérale. Cela a donné l’impression d’une forme de victoire pour la nouvelle gauche, qui embrasse désormais l’État. Pour moi, c’est le rapport à l’État plus qu’à la nation qui a été modifié.
La plupart des intellectuels chinois, plutôt libéraux, pensent que la puissance et la richesse actuelles de la Chine s’expliquent par l’ouverture et l’insertion du pays dans la mondialisation.
Il y a une critique de la définition unidimensionnelle de la démocratie à l’occidentale, limitée aux yeux de la Chine à l’élection. Comment fonctionne le système chinois ?
En Chine, l’idée que la démocratie à l’occidentale ne fonctionne pas est communément partagée. À cet égard, la Chine essaie de développer son propre système démocratique. Le politologue Wang Shaoguang, aujourd’hui à la retraite, a passé vingt ans aux États-Unis et a alimenté le débat. Ce n’est pas n’importe qui. Son expérience lui a permis d’identifier les failles de la pratique démocratique en Occident. Il a passé dix ans à faire des recherches, comparant la démocratie représentative à la démocratie grecque d’origine. Cela a ouvert l’espace pour développer d’autres visions de la démocratie avec des arguments parfois convaincants. Le but de Wang Shaoguang n’est pas de condamner le modèle occidental, ni d’exalter la démocratie chinoise. Il ouvre simplement un espace pour signifier qu’il existe toujours un moyen d’atteindre le même objectif, peu importe comment ce système s’appelle. A cet égard, nous sommes loin de la propagande pure et dure.
Les premiers maoïstes ont rejeté Confucius et les « vieilles idées » qu’ils croyaient être la source de tous les maux de la Chine pré-révolutionnaire. Aujourd’hui, le philosophe est remis au goût du jour par le Parti communiste chinois. Comment analyser ce tournant ?
Le Parti communiste chinois a perdu une partie de sa légitimité révolutionnaire à la mort de Mao Zedong. Avec Deng Xiaoping, la révolution telle qu’on la pensait auparavant a décollé presque du jour au lendemain. Les communistes étaient en quête d’une légitimité plus fondamentale, alors que l’élévation du niveau de vie et du pays se jouait en même temps que l’insertion de la Chine dans la mondialisation capitaliste. Il fallait trouver une autre source de légitimité. Reparler de Confucius était une façon pour les dirigeants de dire que s’ils sont communistes, ils sont avant tout chinois. Parce que la Chine et le confucianisme sont souvent considérés comme une seule et même chose. C’est aussi une manière de se situer dans la longue histoire de la Chine dynastique, pourtant dénoncée comme dictatoriale auparavant.
Les Chinois voient massivement l’hégémonie américaine d’un mauvais œil. Ils sont convaincus que, si les Américains peuvent se livrer à des démonstrations de puissance, pourquoi pas eux ?
De nombreuses voix assurent que la Chine entend exporter son modèle. Est-ce le cas à vos yeux ?
Pas de doute, Xi Jinping y pense de temps en temps. Ce qui n’est pas forcément le cas de la majorité des Chinois ou des intellectuels, ne serait-ce que parce que les conditions ne sont pas réunies dans d’autres pays. La Chine est en quelque sorte unique par sa taille, sa centralisation… Cela n’empêche pas les tentatives d’influencer l’opinion publique en dehors des frontières chinoises. Un grand nombre de pays, comme les États-Unis, mettent leur nez partout, mais la Chine le fait systématiquement. Aux États-Unis et en Australie, où d’importantes populations chinoises sont installées, la Chine intervient à travers ses médias ou ses bureaux chargés de s’immiscer dans la vie de la diaspora en vue d’influencer les élections. . C’est l’un des griefs de l’Australie vis-à-vis de Pékin. Cependant, ces actions doivent être distinguées d’un export de modèle. Il s’agit plutôt de défendre ses intérêts par des moyens discutables car, à moins que le packaging de ce modèle ne soit modifié de fond en comble, je ne vois pas quel pays pourrait en profiter.
La Chine est de plus en plus présentée comme étant passée d’une diplomatie discrète et pragmatique à une affirmation de sa puissance sur la scène extérieure. Comment voit-elle son rôle à l’international ?
C’est l’un des grands débats qui secouent la Chine aujourd’hui. De nombreux intellectuels sont extrêmement mal à l’aise avec la position de la Chine sur la scène internationale depuis l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping. La plupart des intellectuels chinois, plutôt libéraux, pensent que la puissance et la richesse actuelles de la Chine s’expliquent par l’ouverture et l’insertion du pays dans la mondialisation. A l’inverse, Xi Jinping était convaincu que la Chine était devenue faible après le mandat de Hu Jintao, qu’elle apparaissait faible aux yeux du monde faute d’un leadership fort. Derrière, la rivalité avec les États-Unis se jouait. On pourrait les comparer à un couple qui aimerait divorcer mais ne le peut pas en raison de leur forte relation de dépendance. Bien qu’ils ne veuillent pas sacrifier l’histoire récente qui a restauré le pouvoir de la Chine, les Chinois considèrent massivement l’hégémonie américaine d’un œil négatif. Ils sont convaincus que, si les Américains peuvent se livrer à des démonstrations de puissance, pourquoi pas eux ? Il y a quinze ans, la Chine était perçue comme le « deuxième acteur », et certains intellectuels considèrent encore ce rôle plus adapté à la Chine d’aujourd’hui. Aux yeux du pouvoir, cependant, et pour diverses raisons, cette posture ne pouvait plus durer, et la Chine a décidé d’affirmer sa puissance. Il sera désormais difficile de revenir en arrière.
David Ownby enseigne notamment l’histoire des religions dans la Chine moderne et contemporaine, et a également enseigné une série de cours au Collège de France. Il anime le blog readingthechinadream
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