« Ce pouvoir nous fait la guerre »

Lorsque nous les avons rencontrés pour la première fois en janvier dernier, ils venaient tout juste d’installer leur ligne de piquetage. A Alfortville, une vingtaine de sans-papiers employés par un sous-traitant de La Poste s’apprêtaient à braver les rigueurs de l’hiver, armés de simples couvertures et d’un stoïcisme à toute épreuve. « Le froid, on s’en fout, on continuera jusqu’à la régularisation », ils ont alors ri. Depuis, trois saisons se sont écoulées, leur camp de fortune a défié la pluie, le vent et une canicule estivale. Mais la situation n’a pas changé d’un iota. Aboubacar Dembele, un trentenaire polyglotte né au Mali – il parle couramment cinq langues, dont le français, l’arabe et le bambara – le prend avec une certaine philosophie. Il a le flegme rieur de ceux qui en ont vu d’autres : quand on a traversé la Méditerranée, par une nuit noire, sur une coquille de noix, on n’est plus impressionné par grand-chose. « Je suis arrivé en Europe le 4 décembre 2018, il se souvient. J’avais embarqué au Maroc sur un Zodiac, à 3 heures du matin, direction Malaga (Espagne). La Croix-Rouge nous a secourus près de la côte. »
Enrôlé dans une armée d’invisibles
Porte-parole du camp, c’est lui qui nous accueille aux côtés de ses camarades. Les visiteurs prennent place sur un canapé défoncé mais toujours fonctionnel, sauvé des objets encombrants, comme la plupart des meubles présents ici. Assis devant une table basse, Aboubacar continue le récit de sa vie. Issu d’une famille modeste, il a trouvé le moyen d’obtenir une maîtrise en droit à l’Université de Bamako, avec pour projet de devenir conseiller juridique. Mais, devant un horizon professionnel étroit comme un ventilateur, il a préféré mettre le cap sur l’Europe : « Il fallait nourrir la famille, payer les frais de scolarité des enfants. Je suis l’aîné, et chez nous, c’est aux anciens de trouver la solution : alors je suis parti. »
Un ami l’engage chez Derichebourg, sous-traitant de La Poste, à Alfortville. Nous sommes en 2020, la France se barricade contre le Covid, et Aboubacar se retrouve enrôlé dans l’armée invisible des « travailleurs essentiels », ceux qui « nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », comme le dira Emmanuel Macron dans un discours resté célèbre. Lorsqu’ils évoquent aujourd’hui les conditions de travail à Derichebourg, Aboubacar et ses camarades ne peuvent s’empêcher de serrer les dents : « On se retrouve dans un hangar, devant un tapis roulant qui fait défiler les colis. Pendant cinq heures d’affilée, vous devez identifier ceux qui reviennent vers vous, les sortir de la file d’attente et les empiler selon leur destination. Les pauses toilettes sont interdites. Un contremaître sur une plate-forme vous aboie continuellement, vous disant d’accélérer le rythme. » Le tout pour 600 euros par mois, avec des horaires impossibles.
un point de ralliement
« C’est simple : seuls les travailleurs sans papiers acceptent cela. » Le constat lucide est signé Christian Schweyer. Retraité de la CGT, il dirige le CTSPV (Collectif des travailleurs sans papiers de Vitry) qui soutient depuis le début la lutte de Chronopost. Il pointe la responsabilité du groupe postal dans la dégradation de la situation : « La bataille que nous menons concerne trois sites du groupe. Lorsque les conflits ont été rendus publics, la seule réaction de la direction de GeoPost (filiale chargée de la livraison des colis – ndlr) a été de rompre son contrat de sous-traitance avec Derichebourg. Et encore, on ne sait pas si cette rupture concerne tous les chantiers. » Contactée, la direction a répondu que “Chronopost suite Pas de chance de travailler avec Derichebourg sur quelques chantiers en France.
Au fil du temps, le camp d’Alfortville est devenu un point de ralliement pour les sans-papiers de la région : la nouvelle de la mobilisation s’est répandue comme une traînée de poudre dans les foyers de travailleurs de Créteil (Val-de-Marne) à Montreuil (Seine-Saint-Denis), et les gens sont venus en courant pour rejoindre le combat, partager leur expérience ou donner un coup de main. L’effectif est désormais de 150 personnes en moyenne. Certains soirs, ils se retrouvent autour de l’unique téléviseur du camp, connecté à BFMTV, où ils prennent des cours rythmés de politique française. Les entretiens avec les ministres les font souvent chier, et ils en veulent particulièrement à Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, qui milite pour un durcissement de la politique migratoire. « A la télé, des ministres comme Darmanin nous présentent comme une menace, pique Aboubacar. Ce pouvoir nous a déclaré la guerre, alors que nous ne sommes que des travailleurs qui revendiquent le droit de ne pas être exploités. Nous n’avons droit à rien, mais nous payons des cotisations qui profitent à tout le monde. »
Un élan de solidarité
Depuis décembre dernier, ils ont eu tout le loisir d’agrandir leur campement, un alignement de tentes faites d’armatures en bois, qu’ils ont recouvert de bâches pour se protéger des intempéries. Le syndicat Solidaires, soutien actif du mouvement, a fourni deux barnums. « La canicule n’est pas la pire, relativise Aboubacar. La plupart d’entre nous viennent d’Afrique, donc la chaleur, vous savez… Le froid est plus gênant : cet hiver, nous avons dormi à quatre sur des matelas doubles, histoire de nous réchauffer. » Le trentenaire nous fait visiter le camp : il y a la tente-cuisine, où se préparent les repas pris ensemble ; la tente salon, encombrée de canapés récupérés au gré des trouvailles, qui sert aussi de salle de repos ; tentes dortoirs au confort sommaire. Et un lazaret, rempli de nourriture offerte par des particuliers. Car les ouvriers ont rapidement reçu le soutien spontané d’une partie de la population. « Des riverains viennent nous apporter de la nourriture ou remplir la caisse de grève, se réjouit Diarra Boulayé, ami d’Aboubacar et malien comme lui. Cela nous donne du courage, la force de tenir le coup. » Les associations de la ville ont organisé très tôt cet élan de solidarité, comme Socialidaire, une structure dirigée par Nordine Terranti, qui fournit des repas au camp tous les week-ends. « Pendant l’été, on s’est arrêté, mais on reprendra mi-septembre, il assure. Nous collectons des denrées auprès des commerçants de la ville ou des habitants, puis nous préparons nous-mêmes des repas pour cent personnes. On a vraiment envie de cuisiner pour les grévistes : c’est une façon de leur témoigner notre considération. »
Les élus se mobilisent
Si Nordine se sent si concerné, c’est aussi parce qu’il connaît mieux que personne la violence que l’Etat inflige parfois à ces enfants venus d’ailleurs, pour l’avoir vécue dans sa propre chair : né en France en 1962, de parents algériens, il n’était que naturalisé très tardivement. « Je sais ce que c’est que de courir après un permis de séjour, il résume. Tous les dix ans, vous vous retrouvez à faire la queue devant la préfecture, à quatre heures du matin, pour renouveler votre autorisation. Vous tremblez comme une feuille, car vous savez qu’au moindre papier manquant, le dossier n’est pas repris et que tout sera à refaire. Le sort réservé aujourd’hui aux sans-papiers me fait vomir. »
Les politiciens se sont également mobilisés. Le 1er août, une lettre signée par une dizaine d’élus de gauche du Val-de-Marne a été envoyée au préfet du département pour appuyer les demandes de régularisation. Sans succès jusqu’à présent. « En 2019, une longue bataille de sans-papiers de Chronopost a conduit à des régularisations, souligne Christian Favier, président d’honneur (PCF) du département. Nous avons pu compter sur le rôle déterminant du préfet à l’époque. Le nouveau préfet est plutôt dans une mise en œuvre classique de la politique gouvernementale en matière d’immigration. Et cette politique est connue : il s’agit avant tout de donner des gages à la droite, voire à l’extrême droite. »
De son côté, la mairie d’Alfortville peine à trouver une issue à un conflit qui s’enlise. « Tout le monde se renvoie la balle, peste Luc Carvounas, maire (PS). Chronopost, qui a purement et simplement résilié son contrat avec son sous-traitant ; Derichebourg, qui répond que c’est à nous de régler le problème ; et le gouvernement, qui refuse de régulariser. J’essaie de mettre tous les acteurs autour de la table. » En tant qu’actionnaire de La Poste, l’État pourrait décider d’influencer la politique d’externalisation du groupe, partie intégrante de son modèle économique (lire ci-contre). Mais, pour l’heure, les ministres concernés ont tous prudemment botté en touche.
Rien qui ne puisse ébranler l’optimisme inébranlable d’Aboubacar et consorts. Lorsqu’elles s’éternisent, les luttes sociales produisent souvent des effets paradoxaux : le découragement qui gagne inévitablement les esprits est contrebalancé par la nécessité de continuer, pour ne pas alimenter le sentiment d’avoir combattu en vain. Et puis, le jeu en vaut la chandelle : « Nous nous battrons jusqu’à la régularisation, promet Aboubacar. Les papiers, c’est la liberté de se déplacer comme on veut, sans crainte d’être expulsé. C’est la possibilité de travailler enfin dignement. »
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