Le trône, attribut royal par excellence, siège des souverains… y a-t-il meilleur symbole du pouvoir absolu ? C’est en tout cas celle-ci que Khaled Dawwa a choisi pour s’attaquer aux tyrannies qu’il fige dans ses sculptures, exposées tout le mois d’août à la galerie Géraldine Banier à Paris (6e arrondissement).
Des hommes gras et déformés, parfois sans jambes ni bras, sont coulés sur des trônes de bronze, souvent meurtris à coups de ciseau. Ils regardent droit devant eux, le visage fermé, les yeux dédaigneux, bouffis d’orgueil. Dictateurs brutaux, banquiers avares, patrons tyranniques, qui sont ces hommes ? Chacun y verra ce qu’il veut mais reconnaîtra facilement, dans cette exposition précisément baptisée Trône(s)la variation de l’artiste sur le thème du pouvoir, et sa toxicité lorsqu’il s’absolutise.
Originaire de Syrie, Khaled Dawwa a fui la brutalité du régime de Bachar Al-Assad quelques années après le début de la révolution de 2011. Mais ces figures monstrueuses du pouvoir n’évoquent pas seulement le leader baathiste. « Bien sûr j’essaie de représenter, tel que je le vois, ce régime dictatorial, mais aussi ceux qui règnent ailleurs, quelles que soient leurs formes, et qui sont le résultat plus global d’un problème de concentration du pouvoir et de l’inaction des dirigeants internationaux », explique l’artiste à franceinfo Culture.« C’est un problème pour moi, compte tenu de mon histoire personnelle, mais c’est aussi un problème pour plus de la moitié du monde. »
L’une des inspirations du sculpteur trentenaire pour créer ces figures d’hommes assis sur un trône se trouve pourtant en Syrie. « Avant 2000, il n’y avait pratiquement que des statues de Hafez Al Assad dans le pays. [le père de Bachar et son prédécesseur au pouvoir, NDLR]à l’exception de petites productions sculpturales cachées très marginalement », il dit. Avec ses sculptures, Khaled Dawwa fait le contraire des représentations officielles, qu’elles viennent de Syrie ou d’ailleurs. En reprenant certains codes, le trône pouvant évoquer la solennité souvent dégagée par les statues à l’effigie de puissants, il met au centre du sujet la violence du pouvoir, sa laideur et sa perversion. Il devient entre les mains du sculpteur une figure masculine dominante, devenue obèse à cause de sa cupidité.

Rescapé d’une dictature qui a massacré sans pitié ses opposants, Khaled Dawwa a depuis longtemps des comptes à régler avec le pouvoir. Après des études aux Beaux-Arts de Damas, il participe à la révolution initiée en 2011 par le peuple syrien étouffé sous le poids du régime de Bachar Al-Assad. Il manifeste, intègre un atelier damascène d’activistes et d’artistes indépendants, Al Boustan, et partage des sculptures antifascistes sur les réseaux sociaux. Subissant de plein fouet la répression du régime, comme des milliers d’autres hommes et femmes syriens, il s’exile en France en 2014. Un an plus tard, il monte sa première exposition, Compresseoù des sculptures de corps sans visage, écrasés sur eux-mêmes ou enserrés dans des cordes, expriment la douleur de l’oppression.

« Comprimé / Vous êtes ici maintenant / Quelqu’un d’autre est là-bas / Des milliers d’autres sont là-bas, probablement pour l’éternité … », écrit l’artiste dans un texte poétique qui présente l’exposition. Au-delà de l’histoire individuelle, le travail de Khaled Dawwa tente d’entretenir une mémoire collective. « Je suis parti de quelque chose de très personnel, mais j’ai aussi essayé de représenter plus largement une histoire commune. Je sens que j’ai une responsabilité, une voix que les autres n’ont pas »explique l’artiste.

Les sculptures de trône(s), criblées de trous parfois au point d’être défigurées, servent également d’exutoire. « Je sors ma colère », sourit l’artiste. Cependant, l’exposition s’inscrit dans une démarche politique plus globale. Sous les vestes de costume et les cravates que portent la plupart des hommes assis, les corps en bronze sont abîmés, comme nécrotiques. Meurtrier pour ceux qui le subissent, l’abus de pouvoir l’est aussi pour ceux qui l’exercent, comme saisis par l’impossibilité physique de s’extraire d’un trône trop petit pour eux et condamnés à une décomposition progressive. .

Pourtant, rien n’y fait, malgré tous ces trous qui les déforment, les malades du pouvoir restent accrochés à leurs sièges, semblant résister aux tentatives de destruction qui les visent. « Ils sont l’image d’un pouvoir fragile, mais là, qui ne tombera pas tout de suite », résume Khaled Dawwa. Il peut y avoir de l’espoir. Une des oeuvres exposées, Trône, montre une rangée d’hommes en costume se tenant par les épaules. Ils sont en effet assis sur un trône, mais le siège royal a changé de nature pour devenir l’un de ses synonymes… une toilette. Une pensée nous traverse alors : pousser les tyrans dans le trou. Et rincer.
Trône(s), Khaled Dawwa, jusqu’au 28 août 2022. Galerie Géraldine Banier, 54 rue Jacob 7506 Paris. Libre. Du mardi au samedi, de 11h à 18h
Grb2